Les Cahiers de stupidologie n°1: Topologies de la bêtise



Introduction à la stupidologie

par Marcel Robert-Georges





A ma connaissance, deux choses sont infinies: l'espace, et la bêtise humaine.
Mais en ce qui concerne l'espace, je n'ai pas encore réussi à le prouver.

Albert Einstein



Cette exergue fonde philosophiquement la nouvelle discipline, transversale et ouverte, que nous entendons explorer dans ces cahiers: la stupidologie. Bien entendu, il serait vain de rechercher les origines d'une interrogation aussi fondamentale, tant l'ensemble de la culture occidentale porte en germes la réflexion stupidologique. De Flaubert jusqu'au beauf de Cabu, ces derniers siècles nous ont offert une large moisson de caractères archétypiques parfois très fins, parfois outrés, mais où toujours l'on retrouve le scandale de la bêtise au front bas; scandale dans la démocratie, car c'est finalement le refoulement d'une aspiration aristocratique, celle de la répulique platonique des sages, des non-bêtes, qui a nourrit tant d'oeuvres littéraires. En effet, comment accepter la stupidité dans une société basée sur l'égalité de tous les citoyens ? Cette question politiquement explosive ne peut pas être abordée publiquement sans danger; et les terribles expériences des années 30 en Europe montrent qu'une expression politique reconnaissant ouvertement une hiérarchie des êtres humains ne peut mener qu'à la catastrophe.


Pourtant, il n'est personne qui ne soit intimement convaincu, même s'il le tait, même s'il se le cache, que la bêtise des autres est un énorme problème. Peut-être faut-il rechercher ici la genèse de tant de sociétés plus ou moins secrètes, de clubs privés, voire de sectes: leur but essentiel n'est-il pas finalement de protéger leurs membres de la bêtise générale ? Pourtant, pourtant, il me faudra bien y arriver, l'on n'échappe pas à cet effet optique fondamental: "on est toujours le con de quelqu'un"! Adage convenu, jugé indispensable à toute bonne éducation, mais aussi évacuation trop commode d'une vérité bien encombrante, où l'on retrouve Einstein par la bande, ou en tout cas une inédite forme de relativité. Car si, de même que le temps et l'espace dépendent de l'observateur, la bêtise et l'intelligence sont des notions dénuées d'absolu, quelle compréhension, quelle intelligence du monde pouvons-nous espérer ?


Il est aujourd'hui clair que seule une approche systémique est applicable à un problème complexe, et depuis Edgar Morin nous savons aussi que tout problème est au final complexe. Aussi la stupidologie ne se considère certainement pas comme la discipline de la résolution des questions que nous venons d'évoquer. Sans pour autant verser vers une approche littéraire ou philosophique dont nous avons vu, et verrons encore et toujours, que la tradition est bien pourvue, la démarche stupidologique se veut avant tout un examen critique des bases même de toute catégorisation sociale, politique, existentielle, voire inconsciente qui voit de la stupidité dans l'être, l'être-ci où l'être-là, peut-être même l'être là-bas, et l'être la-bas tout au fond.


Mais il n'est pas question de se perdre. La rigueur indispensable aux sciences humaines doit mener la danse, et devant les détracteurs des sciences molles nous revendiquerons avec panache une discipline super-molle, que j'irais jusqu'à qualifier de supra-molle, de même que des matériaux supra-conducteurs ne sont pas seulement super-conducteurs, mais bien plus, l'expression macroscopique de vérités relevant du monde inconcevable de la physique quantique. Ainsi peut-être, par un cheminement à rebours de celui de la science dure par excellence, la stupidologie forte de sa supra-mollesse nous permettra-t-elle d'entrevoir une sorte d'état quantique de l'être, partant de son observation macroscopique, c'est à dire sociale et individuelle. Tel serait le noble horizon, toujours fuyant, mais ô combien exaltant, de l'aventure stupidologique.


Nous ne sommes pas loin ici de la mystique, et dès ce premier numéro desCahiers de stupidologie, que nous voulons la première pierre exemplaire de notre ambitieux édifice, la contribution d'un maître oriental vient en complément d'une interdiciplinarité disons plus classique, comme une preuve qu'aucun des champs du savoir et de la recherche humaine ne nous paraît a priori exclu ou digne de mépris. Tout nous fait ventre, depuis les mathématiques, dont le maintenant fameux théorème de Gödel ouvre une réflexion fascinante sur les rapport entre rationalité et imbécilité, jusqu'aux techniques de propagande commerciales maquillées sous la dénomination de communication et qui jouent si ouvertement sur la bêtise de leur (coeur de) cible, puisque, osons-le, com-mu-niquer, n'est-ce pas niquer-les-cons ?


C'est parce que les différentes disciplines convoquées dans ce premier opus ont été sommées de nous présenter une vue synthétique de leur problématique que cette livraison des Cahiers s'intitule "Topologies de la bêtise". Façon de faciliter une première rencontre, mais aussi façon de marquer que, ici comme ailleurs, la carte n'est pas le territoire. Chaque approche découvre un terrain nouveau dont les structures spécifiques ne peuvent recouper exactement celles que percevra un autre point de vue.


C'est donc avec l'immense plaisir de celui qui ouvre une fenêtre vers un nouveau paysage que je vous invite cordialement à vous prendre la tête avec ce numéro des Cahiers de stupidologie, dont la lecture parfois ardue ne doit pas vous décourager. Car si vous vous sentez un peu à côté, désorienté par certaines contributions, un peu bête, pour tout dire, cela ne pourra que vous apporter la satisfaction de vous savoir établi au coeur du sujet !


M. R.-G.

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