Les Cahiers de stupidologie n°1: Topologies de la bêtise



Le rationalisme stupide, ou l’échec des Lumières

par Georgette Jetejette



Introduction


L’objectif des présentes notes est de mettre en évidence quelques occurences dans le débat public de ce que j’appelerai des "bêtises rationnelles", à savoir des inepties proférées au nom de la toute-puissance de la Raison, avec une majuscule. Je m’attarderai notamment sur le sens de la majuscule !

Quelques formes typiques d’usage abusif de la "Raison" seront analysées en détail.

En conclusion je tenterai de démontrer que rationalité et intelligence ne sont pas du tout des notions équivalentes, ce qui justifiera je l’espère le titre provocateur de cet article.


Le projet des Lumières


En simplifiant drastiquement la problématique, je dirai que le projet des Lumières, ainsi que l’on appelle la grande révolution philosophique du XVIIIème siècle en Europe, a été de fonder la pensée humaine sur une dynamique de recherche, dans laquelle aucun Absolu, avec une majuscule (comme dans Dieu) ne devait constituer d’a-priori. L’humanisme et la science s’y trouvent indissociablement liées par la notion de progrès, c’est à dire l’avancée commune de la compréhension rationnelle de l’univers et du confort moral et matériel de la société des hommes.

Dans ce contexte (1), l’intelligence se confond avec la rationalité, et le terme "irrationnel" est à peu-près équivalent à "fou" ou "stupide", en ce sens que démontrer l’irrationalité d’une proposition revient à en démontrer la fausseté.

Nous sommes alors dans le règne de la Raison, avec une majuscule. Il n’est pas question ici de nier la validité de la démarche scientifique, mais de noter que dans sa lutte contre l’obscurantisme religieux la philosophie des Lumières a hérité d’une majuscule, et qu’il y a là une contradiction flagrante. La Raison devient un Absolu, et le respect du processus scientifique se rigidifie en son adoration, établissant une nouvelle divinité à la place de l’ancienne.

Quelques exemples me permettrons de rendre cette réflexion un peu moins abstraite, et surtout d’en saisir les implications politiques.


Dérives passées


Le développement du communisme: nous avons ici une philosophie matérialiste et scientifique, née au XIXème siècle (4), qui diverge de l’humanisme jusqu’à devenir responsable (certes du fait d’avatars très éloignés de sa forme intiale) de la mort de millions de personnes au XXème siècle. D’une certaine façon, le culte archaïque et intemporel du Chef y a été secondé par le culte de la Raison qui put justifier camps de rééducation et internement psychiatrique.

D’un autre côté le nazisme montra aussi des formes d’instrumentalisation de la Raison, bien que le fondement du pouvoir y soit plutôt proche d’un ordre magique, ce qui rend cet exemple bien plus difficile à décrypter et finalement peu adéquat.

Il est à noter que la dynamique de ces deux systèmes totalitaires les a conduit à réprimer l’exercice même de la recherche scientifique au nom de leur propres idéologies: voir ce qu’il advint de la "science juive" et des adversaires de Lyssenko. Ceci pour signifier clairement que la Raison avec une majuscule peut aller jusqu’à s’opposer à la raison tout court.


Dérives actuelles


Les dérives actuelles sont plus subtiles et, heureusement, moins dramatiques que celles que nous venons d’évoquer. Mais elles sont aussi plus profondes et marquent plus surement la crise des valeurs des Lumières: à mon avis, nous vivons un moment charnière dans l’évolution de nos sociétés.

Il s’agit de ce que l’on désigne couramment par les termes "irruption de l’irrationnel", "New-Age" ou "nouvelles formes de religiosité". Il semble que la réponse collective à cette évolution soit, du moins en Europe (2), la chasse aux sectes et la crispation scientiste, qui revient à opposer la Raison à tout engagement personnel qui ne soit pas "scientifiquement fondé". En France, on constate notamment un rejet vers la "sphère privée" des problématiques religieuses, ce qui est conforme à la laïcité mais ne résoud pas tous les problèmes, loin s’en faut.

Ce qui est en jeu, c’est la fragmentation de la sociétés en groupes fermés qui à terme ne communiquerons plus véritablement mais dont l’interaction se fera dans un espace froid et austère, celui de la Raison et de son extension juridique (3).

Autrement dit, l’humanisme en tant que valeur universelle est peut-être en voie de disparition, remplacé par la logique (et notamment la logique économique et le droit qui s’en inspire) qui devient la valeur universelle, celle qui fonde les relations entre tous les êtres humains. Le sacré devient une valeur personnelle dans un monde "objectif" que se partagent tous les individus, ce qui est un renversement particulièrement absurde puisque le sacré est précisément ce qui doit lier l’homme au reste de l’univers.

Nous sommes donc au terme d’une évolution qui a vu la Raison devenue autonome se dissocier totalement de l’humanisme, comme l’illustrent les piètres comités d’éthiques sensés donner des réponses morales aux innovations technologiques, tout en étant constitués d’experts, c’est-à-dire de gens reconnus pour leur connaissances techniques. Le système tourne en rond et il n’y a pas de point de sortie. C’est un nouveau totalitarisme, celui de la Raison devenue le seul succédanné au sacré collectif, dans lequel se forment des bulles de sacré personnel, clanique ou sectaire qui n’ont aucun moyen d’exprimer leur sens (ou recherche de sens) sur un plan universel, d’où rigidification, fermeture et paranoïa, tous les ingédients pour un scénario de guerre civile totale et planétaire.

Il est bien évident que cette vision d’horreur n’est pas réalisée, mais il est très important de comprendre ce qui nous permettra de l’éviter. Il s’agit de cesser de considérer la rationalité comme une valeur suprême.


Formes typiques d’abus

votre raisonnement n’est pas scientifique

Conclusion




Notes

(1) contexte qui est toujours le nôtre, dans une grande mesure, mais qui vascille de plus en plus fondamentalement depuis la première des guerres mondiales du XXème siècle qui fournirent de bien vilains exemples de progrès. certains préfèrent considérer le Titanic comme événement emblématique de la "fin du progrès", peu importe...

(4) on peut faire naître le communisme au XVIIIème si l’on se réfère à Gracchus Babeuf, mais qu’il soit clair que ces quelques notes, dont l’intérêt est le partage d’une réflexion personnelle, n’ont aucune prétention à l’exactitude de détail ni à l’exhaustivité du propos.

(2) aux Etats-Unis, les sectes n’ont pas vraiment de problèmes du fait d’une conception différente de la liberté religieuse

(3) le juridique est problématique depuis le début de la démocratie française, avec une déclaration des Droits de l’Homme qui pour respectable qu’elle soit n’en fonde pas moins les relations humaines dans le domaine du droit exclusif, c’est à dire de la logique pure lorsque l’esprit s’efface peu à peu devant la lettre, conduisant à un nouvel avatar de la Raison devenue folle


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