Du haut de son trône, le Dieu-Roi regardait son peuple... et que voyait-il ? ... des regards emplis de dévotion et d’espoir... ils attendaient tout de lui... n’était-il pas leur Dieu ? le Bouddha incarné ? Et on pouvait tout attendre d’un bouddha. A ce moment-là, le Dieu-Roi sentit peser sur ses épaules le poids de tout cet espoir... que pouvait-il leur dire ? Que pouvait-il dire à ce peuple sans terre ?
Ce jour là, tous avaient été invités par Gyalwa Rinpoche à se réunir dans la cour du monastère que pour la circonstance on avait recouverte de toiles de tentes tendues et soutenues par de simples piquets de bois. Mais malgré son apparence artisanale, l’ensemble tenait bon et procurait un abri efficace contre les rayons du soleil, meurtriers sous cette latitude.
Dix mille personnes s’étaient assemblées là. Aux premiers rangs, les lamas, puis s’ensuivaient des rangées de moines, la population tibétaine s’entassait derrière.
Les invités figuraient en bonne place, sur les côtés des premières rangées.
Sur les marches du temple, face à l’assemblée, on avait posé le trône de bois peint et doré sur lequel venait de prendre place le XIVème Dalaï Lama celui que les tibétains appelaient Gyalwa Rinpoché.

Assise sur le côté, parmi les invités, je laissais errer mon regard sur le parterre multicolore des robes de moines et des costumes traditionnels que les tibétains avaient revêtus pour l’occasion. Moi aussi, je mesurais le poids de l’espoir porté par ces milliers de regards... je ressentais de façon poignantej la fragilité de cet homme assis là sur un trône doré, et sur qui tout reposait. Je ressentais dans toutes les fibres de mon coeur l’immense compassion qui se dégageait de cette menue silhouette, mais aussi une grande lassitude... il n’avait aucun répit, il était le seul support de tout un peuple, le seul capable de donner du sens à ce terrible destin... le seul capable d’apaiser leur peur, leur douleur et de transformer leur haine en pardon.
Il y avait une certaine incongruité dans l’aspect de cet homme revêtu d’une simple robe monastique, comparé au luxe de son siège. En Occident, et en public, Gyalwa Rinpoche avait souvent fait allusion à cette incongruité, regrettant qu’on lui affecte une assise si peu en rapport avec ses principes. Depuis son exil, il avait renoncé à toute forme d’apparat. Mais il savait que ce trône représentait la marque de la dévotion de son peuple, il symbolisait l’amour et l’attention qu’ils accordaient à leur Dieu-Roi, et c’est sans doute pour cela qu’il acceptait encore de se hisser ainsi.
Gyalwa Rinpoche n’était pas seulement venu pour voir son peuple et lui parler, il était venu aussi enseigner, et c’est ce qu’il fit. Il prit soin auparavant de souligner l’importance qu’il accordait à l’enseignement du Bouddha, car seul la mise en oeuvre de cet enseignement pouvait permettre aux tibétains de traverser les épreuves qu’ils subissaient, sans se fourvoyer dans la voie de la vengeance, de la violence ou du désespoir.
Il y avait comme en écho, l’histoire d’un autre peuple "élu" de Dieu, dispersé aux quatre coins de la planète.
Le Dalaï Lama lui-même, en visite à Jérusalem, s’était enquis, auprès des autorités israéliennes, de la façon dont la diaspora juive avait pu survivre, sans nation propre, pendant des siècles.
Fallait-il envisager une aussi long exil pour le peuple tibétain ? Etait-il désormais condamné à se reconstruire une nation sans terre ?
Certains lamas prétendent que l’exil en terre indienne, terre élue du Bouddha, n’est qu’un retour aux sources, et qu’il convient donc de s’en réjouir.
Mais comment une nation peut-elle s’ancrer et se développer économiquement dans un pays pauvre et surpeuplé ?

Cas unique dans le monde que ce dirigeant, chassé de son pays par l’envahisseur chinois, qui avait reconstruit une nation dans un pays d’accueil. Il n’avait pas recherché la sécurité seulement pour lui-même, dans un refuge doré, mais afin de mieux préserver l’intégrité de son peuple, de sa culture, de sa religion, il s’était ancré avec lui en terre d’exil. Il était devenu leur seul véritable ambassadeur, courant inlassablement le monde pour délivrer son message de paix.
Alors, le Dieu-Roi dit simplement : " Il faut espérer le meilleur et nous préparer au pire... "
Cette simple phrase traduisait toute la philosophie du Dalaï Lama, car en 40 ans d’exil, les tibétains ne s’étaient pas contentés d’attendre sans espoir, ils avaient courageusement retroussé leurs manches et s’étaient rebāti une nation sans terre. Peuple d’ "homeless", comme ils se plaisaient à le rappeler, ils brandissaient le drapeau du Pays des Neiges comme un étendard de victoire en criant "Free Tibet", mais déjà deux générations étaient nées en exil, et les enfants qui venaient aujourd’hui chanter et danser pour leur Dieu-Roi, ne conservaient pour tout souvenir de leurs origines que la mémoire tenace de leurs anciens.
La mémoire perdue... c’est ce qui pourrait arriver de pire aux tibétains en exil ; c’est pour sauvegarder cette mémoire vivante que le Dalaï Lama maintient dignement son rôle de Dieu-Roi alors que tout en lui aspire à la vie simple du moine qu’il ne cesse d’être.
Et lorsqu’on demande aux tibétains ce qu’ils attendent des Occidentaux, avant toute chose, c’est : "Ne nous oubliez pas !".
Faire connaître le sort du Tibet et de son peuple est la meilleure des choses que nous puissions faire pour les soutenir, c’est la raison qui m’a poussée à écrire ce récit.